Où sont passées les dizaines de milliards de dollars détournés par le clan Bouteflika au cours des dernières années? Les Algériens veulent savoir. L’intérêt des hommes du système pour les rives du lac Léman les a convaincus qu’une grande partie de ce trésor se trouve en Suisse. Apparemment, la justice algérienne vient de frapper un grand coup. Le puissant patron du groupe CEVITAL, Issad Rebrab, considéré comme la première fortune d’Algérie, a été arrêté pour «fausse déclaration» concernant des mouvements de capitaux dissimulés au fisc algérien. Certains de ces montages avaient fuité au moment des «Panama Papers».
Et les affaires d’Issad Rebrad passent notamment par la Suisse au travers d’une société de trading, SKOR international, rebaptisée Antein International. L’arrestation et le placement en détention cette même semaine à Alger des trois frères, Rédha, Karim et Nouh Kouninef, confortent les Algériens dans l’idée que l’argent soustrait aux caisses de l’État était passé par la Suisse. La famille Kouninef, proche du clan Bouteflika, y a créé plusieurs sociétés. Reste que cette opération mains propres orchestrée par le nouvel homme fort, le général Gaïd Salah, ne convainc pas la rue qui préférerait qu’on s’attaque au noyau dur du régime: à l’ex-président, à son frère Saïf et aux généraux.
Pour Me Lachemi Belhocine, qui a déposé une plainte en Suisse pour faire bloquer les avoirs illicites des caciques du régime, les arrestations de ces derniers jours sont l’arbre qui cache la forêt. L’avocat fribourgeois estime entre 1000 et 1500 le nombre de sociétés créées en Suisse pour «siphonner l’argent algérien» en éditant des factures. Un système qui se serait notamment développé sous couvert d’activités commerciales dans le domaine de l’agroalimentaire.
«Lorsque la facture présentée à la Banque centrale algérienne a été éditée en Suisse, cela passe comme une lettre à la poste. Si la facture venait du fin fond de la Chine ou d’un autre pays exotique, ça ne passerait pas pareil. Et entre-temps, le prix facturé initialement a été multiplié par deux ou trois», explique-t-il. Certaines sociétés enregistrées dans différents cantons auraient ainsi prospéré sans activité réelle. «C’est facile à vérifier. Certaines n’ont ni locaux, ni employés, ni stock», confirme un autre connaisseur du dossier qui a déjà identifié plusieurs de ces sociétés dont une sur le canton de Vaud. La traque de cet argent s’annonce longue et difficile. La loi sur les valeurs patrimoniales d’origine illicite (LVP) entrée en vigueur le 1er juillet 2016 cible principalement les hommes de pouvoir.
Pistes brouillées
Dans les milieux financiers, certains opérateurs confirment que la fortune du clan Bouteflika a été ventilée et dissimulée derrière des trusts pour brouiller les pistes. Un premier ménage a été opéré au début des printemps arabes. Pressés par les banques de mettre de l’ordre dans leurs comptes, les PEP (personnalités exposées politiquement) se sont adressées à des avocats et conseillers fiscalistes de la place genevoise.
Il y a un an, UBS aurait à nouveau rappelé à certains de ses clients algériens les exigences posées par la loi.
«Il ne reste dans les banques suisses que l’argent de ceux qui sont en mesure d’en justifier l’origine en présentant des attestations visées par les grands cabinets d’audit», confie l’opposant Ali Benouari.
L’ex-ministre au Trésor du gouvernement Ghozali n’a cessé de dénoncer le pillage des richesses du pays ces dernières années. Une dizaine d’établissements continueraient cependant à héberger des comptes qui ne seraient pas totalement en règle. D’autres interlocuteurs affirment qu’une partie des avoirs illicites a été transférée vers Dubaï pour être réinvestie en Suisse et en Europe sous couvert de fonds émiriens.
La Suisse, qui a fait bloquer par le passé les avoirs illicites tunisiens et égyptiens, se contente pour l’heure de rappeler quelle est sa doctrine. En réponse à la plainte de Me Belhocine, le service du droit international du DFAE a répondu dans un courrier daté du 15 avril que la Suisse avait «un intérêt fondamental à ce que les valeurs patrimoniales illicites de personnes politiquement exposées ne soient pas investies sur sa place financière» et que «tout était mis en œuvre pour identifier efficacement les avoirs d’origine criminelle, pour les bloquer et pour finalement les restituer dans les meilleures conditions à leur pays d’origine». En ce qui concerne le cas précis de l’Algérie, le DFAE se garde de prendre position en confiant seulement suivre «les développements récents avec attention».
De leur côté, les Algériens restent déterminés à obtenir justice. Me Lachemi Belhocine n’est pas le seul à traquer les avoirs illicites. «Je ne suis que la partie visible», affirme l’avocat fribourgeois. «Je travaille en réseau avec des représentants de la société civile et d’autres avocats aux États-Unis, en France, en Grande-Bretagne et en Algérie», affirmet-il. «La corruption et les passe-droits ont fait beaucoup de mal au pays. Il y a une grande attente au sein de la population», explique Zine Cherfaoui, du journal «El Watan».
Pour l’heure, la purge qui vient de démarrer est accueillie avec scepticisme. Beaucoup y voient un début de règlement de comptes entre clans rivaux et une manœuvre des militaires pour garder la main sur le pays. «Une situation qui risque de nous emmener tous dans le mur», redoute Ali Benouari. Le journaliste et entrepreneur Mohamed Khadir, installé en France voisine, est moins pessimiste. «Gaïd Salah a répété qu’il était là pour protéger les juges et la justice afin que les procès se déroulent dans la plus grande transparence. Il l’a dit, son rôle est d’accompagner le peuple et de le protéger jusqu’à ce que le changement souhaité soit une réalité.»
Source : TGD. (Le Matin Dimanche)